La clé de Moltess – Récit d’une ouverture en Trad

Le projet d’ouvrir une grande voie dans les gorges du Todgha remonte à plusieurs années, lorsque j’avais commencé à m’intéresser sérieusement au DE (Diplôme d’Etat) d’escalade en milieux naturels. A ce moment-là, j’avais assisté comme stagiaire, dans ces mêmes gorges, pendant un mois, Jonathan Isbecque, Brevet d’Etat d’escalade exerçant au Maroc et ami, pour encadrer les élèves de l’AS Escalade des différents Collèges et Lycées Français du Maroc sur un cycle découverte du milieu naturel.

Durant cette période, nous avons grimpé également quelques grandes voies. Une face complètement vierge de lignes d’escalade nous attirait tous les deux. Nous avions envie d’être des précurseurs en ouvrant la première ligne dans cette grande face. Le gros problème, et non des moindres, est que cette face surplombe le centre des gorges où de nombreux touristes déambulent et où les habitants du coin ont l’habitude de s’installer pour la journée. Il était donc hors de question d’ouvrir une voie, au risque de blesser quelqu’un, à moins d’en fermer l’accès, ce qui est impossible.

Le projet a continué à murir dans ma tête au fil des années, devenant plus précis au fur et à mesure que je retournais dans ces gorges pour y grimper. Lors de la formation DEJEPS Escalade, j’ai rencontré Fred qui est devenu mon binôme. Nous nous sommes tout de suite bien entendus, nous avions les mêmes aspirations pour le sport (escalade, ski de randonnée, alpinisme, parapente…). Je lui ai proposé de venir découvrir mon terrain de jeu au Maroc et je lui ai parlé du projet d’ouvrir une grande voie dans les Gorges.

En 2021, lors de sa première venue au Todgha, face à cette paroi vierge, il a immédiatement adhéré à ce projet. Nous avons donc réfléchi au moyen d’obtenir des autorisations pour sécuriser le pied de la paroi afin de s’assurer qu’il n’y ait personne en dessous. Mais face à la complexité des démarches et de la mise en place, nous avons dû abandonner à regret cette option. Le rendez-vous est pris pour l’automne 2023 dans le but d’ouvrir une ligne en partant du bas sur une autre paroi.

En amont de ce voyage, nous avons acheté du matériel d’équipement (goujons et plaquettes, perforateur, batteries, sacoches pour porter le matériel, …) puis préparé notre matériel (cordes d’escalade, de hissage, sac de hissage, dégaines, coinceurs, marteaux, pitons, …). Autant dire que les valises dépassaient largement les 23 kilos autorisés en avion par passager ! Nous avons eu la chance que mes parents, rentrant au Maroc en voiture, allègent nos valises en ramenant dans leur coffre une partie du matériel, réduisant par conséquence le coût du transport.

Où poser notre premier point ?

Nous nous sommes retrouvés, mes parents, Fred et son épouse Lorraine, David et moi au Todra début octobre. Après une première journée à profiter d’un des sites de couenne, nous avons commencé à regarder les possibilités d’ouverture. Comme la grande face que nous voulions initialement ouvrir ne pouvait être sécurisée, nous avons regardé les autres parois qui étaient plus éloignées des lieux de passage.

Comme nous voulions partir du bas, il nous fallait une ligne évidente à suivre (fissure, dièdre, fracture nette du rocher). En effet, ces types de relief nous assurent, normalement, de pouvoir poser des coinceurs (protections amovibles) pour nous sécuriser lors de notre progression dans la voie.

Le choix s’est fait assez vite. Du site de couenne où nous avons grimpé lors de la première journée, nous avions vue sur une paroi où ressortait une ligne bien visible. Après une recherche dans les différents Topos, il s’est avéré qu’aucun passage n’était indiqué sur cette paroi. Pour nous, une véritable aubaine de faire la première ! Nous avons pris nos jumelles et commencé à inspecter le dièdre/fissure en cherchant d’abord la ligne la plus facile à protéger, puis les différentes possibilités d’itinéraire pour ne pas nous retrouver bloqués dans une partie sans possibilité de protection. Du bas, nous pouvions voir 70% environ du tracé global de la voie, il nous restait tout de même 30% d’inconnu.

Le soir même, après discussion avec le groupe, nous avons décidé de commencer l’ouverture le lendemain. Le but était de faire la première montée en équipant uniquement les relais avec des plaquettes et laisser l’itinéraire en terrain d’aventure, mais en nettoyant au mieux, bien entendu, l’itinéraire des rochers et de la terre que nous allions trouver.

Au petit matin, après une nuit à penser à l’expédition dans laquelle nous nous engagions, nous avons rassemblé tout notre matériel, un gros sac de hissage pour ne pas avoir à porter le matériel durant l’escalade, des coinceurs de différentes tailles et pitons pour parer à tous types de fissure, deux batteries, un perforateur, des plaquettes, et des cordes. Nous avons chargé tout ce dont nous avions besoin, ne sachant pas combien de temps allait nous prendre l’ouverture. Nous comptions laisser le matériel sur la paroi et redescendre sur corde en fin de journée. Grâce à nos différents Sherpas (merci à Fred B, Kat, David et Lorraine), nous avons monté nos dizaines de kilos de matériel au pied de la paroi sans trop de difficulté.

Une première ou pas ?

L’approche, qui nous a pris entre 15 à 20 minutes, se termine au pied de la face dans une pente particulièrement raide, où s’équiper de son baudrier et de son matériel n’est pas très confortable.

Avant de commencer, nous repérons une petite vire où nous pouvons possiblement installer notre premier relais. Un Shifumi permet de déterminer qui de nous deux sera le premier à grimper. Fred en sort vainqueur et s’élance donc dans la première longueur. Durant son ascension, je reste vigilant. Etant les premiers à passer, la paroi n’est pas purgée et des blocs plus ou moins gros peuvent partir. Heureusement rien de très important ne tombe. Lorsque Fred arrive à la vire, je l’entends s’exclamer « merde, on n’est pas les premiers, il y a déjà un vieux relais ». Grande déception. Une question se pose alors : cherchons-nous obligatoirement à faire une première et dans ce cas il nous faut redescendre, ou poursuivons-nous pour actualiser la voie en mettant les relais aux normes….

Après discussion, nous optons pour la seconde option en nous disant que l’itinéraire que nous allons prendre par la suite n’aura peut-être pas encore été tracé. Fred hisse donc le sac de matériel, s’occupe d’installer le premier relais, puis m’assure durant ma montée.  Une fois sur la vire, je découvre à mon tour une vieille corde usée autour d’un gros rocher qui faisait office de relais.

Quand rien ne tient vraiment

Je récupère tout le matériel nécessaire pour la progression puis je pars dans la longueur suivante. Heureusement pour nous, le soleil est passé sur l’autre versant nous évitant ainsi de cuire sur la paroi. La vire étant un peu excentrée sur la droite par rapport à la fissure, je dois donc effectuer une traversée de 4/5m pour la rejoindre. Ne pouvant placer aucune protection, je me fais petit et léger sur les prises. Je prends le temps de bien les tester avant de poser mon poids dessus pour ne pas chuter, au risque de me retrouver propulsé contre le rocher où se trouve Fred. Malgré quelques prises de pied qui cassent, j’arrive à rejoindre la fissure sans trop de difficulté et je peux enfin poser quelques bonnes protections. Mon soulagement est de courte durée car la montée dans la fissure est redoutable. Je bataille pendant une bonne heure pour grimper d’à peine 6m en me pendant à un moment sur un rocher qui se fissure sous mon poids. Je croise fortement les doigts pour qu’il résiste et reste bien bloqué. Après 2/3 minutes, voyant qu’il ne bouge pas, je me hisse doucement sur un bec qui sort de la fissure pour chercher un endroit où mettre une protection. Heureusement, je trouve cet endroit tant espéré un petit mètre au-dessus. L’escalade devient ensuite facile et je rejoins une petite cavité dans la paroi. Le poids de la corde qui me tire vers le bas et le peu de confiance que j’ai dans le rocher et dans les protections que j’ai placées me décident à poser un relais. Je passe une bonne vingtaine de minutes à chercher comment placer de bonnes protections dans cette grotte, mais la configuration du rocher ne me laisse pas beaucoup d’options… Je pose donc 4 coinceurs reliés entre eux pour construire un relais d’une fiabilité moyenne. Ne voulant pas faire monter Fred sur ce relais, je préfère d’abord hisser le sac avec le matériel pour spiter un relais solide à partir duquel je pourrais l’assurer en sécurité. Par ailleurs, dans le cas où le relais sur coinceurs viendrait à céder, je chuterai sur une petite vire un mètre sous moi et avec, heureusement, qu’un sac au bout de la corde. Mais le hissage du sac est comme la grimpe, loin d’être une partie de plaisir, il se coince dans tous les reliefs de la paroi. Fred ne pouvant pas monter pour le décoincer, j’essaye de décaler la corde du relief, sans grand succès. Je suis donc obligé de redescendre sur la corde pour aller décrocher le sac. Ma confiance dans ce relais reste toujours limitée mais je ne peux faire autrement. Je rajoute quelques protections durant ma descente pour ne pas finir 30m plus bas en cas de décrochage.

R3

Heureusement, tout se passe bien et le relais tient bon, malgré le fait que j’ai dû mettre le sac pesant un âne mort sur le dos pour effectuer une remontée sur corde d’une dizaine de mètres. J’y ai laissé une bonne partie de mon mental et de mon physique à ce moment-là m’efforçant de toujours tirer la corde dans l’axe des protections que j’avais posées.

La clé de Moltesssss

Une fois le relais spité, Fred me rejoint en nettoyant au passage quelques fissures terreuses. En voyant le bec où je m’étais suspendu, il me dit que j’avais été joueur, mais bon, on fait avec ce que l’on a. Il s’équipe à son tour et le voilà parti pour la 3ème longueur. Etant dans une grotte, je ne peux pas le voir grimper, je me contente de lui donner de la corde quand il en a besoin et d’admirer le paysage avec, de temps en temps, des cailloux ou des branchages qui passent devant mon regard. Je regarde l’heure, déjà 15h, et nous ne sommes que dans la 3ème longueur. Je peste un peu sur moi qui ai mis du temps dans la longueur précédente et j’entends Fred au talkie me dire qu’il est arrivé sur une petite vire. Cette fois-ci, je monte en même temps que le sac de hissage pour pouvoir le décoincer au fur et à mesure de la progression. Arrivé à son niveau, nous observons la suite, un mur plutôt lisse en apparence, en s’interrogeant sur le trajet à suivre.

Je regarde à nouveau l’heure, 16h, et propose à Fred de nous arrêter là pour aujourd’hui car le temps de ranger le matériel et de tirer la corde pour redescendre, il ferait probablement nuit. Après un instant d’hésitation, on s’accorde sur le fait qu’il est effectivement plus sage de redescendre car la suite de l’ascension s’annonce compliquée. Nous empaquetons tout notre matériel dans le sac de hissage pour qu’il ne prenne pas l’humidité de la nuit puis nous tirons la corde de hissage (de 100m) pour pouvoir redescendre jusqu’au sol. À ce moment-là, nous nous trouvons face à deux problématiques :

  1. Est-ce que la corde va jusqu’en bas ? Ou bien est-ce que nous avons besoin aussi de notre autre corde ?
  2. Comment faire pour que la corde ne frotte pas sur le rocher et ne se coupe pas à force de se balancer dessus ?

Fred part en premier afin de poser des pitons au fur et à mesure de sa descente pour fractionner la corde et palier aux différents reliefs qui peuvent cisailler la corde. Finalement, après plusieurs pitons posés et tout de même des sections où nous devons faire attention à la corde lors de la descente, nous atteignons le sol sans avoir à utiliser notre seconde corde. La bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà fait 100m de progression linéaire par rapport au sol, la moins bonne, c’est que cela ne représente qu’un tiers de la face visible du bas.

Nos amis et familles, qui ont grimpé en couenne et qui nous ont observé aux jumelles toute la journée, nous attendent en bas pour rentrer ensemble. Dans le talkie, nous entendons Fred B. demander si nous avions bien la clé de voiture avec nous. Pour moi, il ne fait aucun doute que la clé est dans le sac à dos que nous redescendons. Et bien non, j’entends Fred complètement dégouté me dire qu’elles sont restées là-haut dans l’autre sac… Après cette journée, je n’ai aucune envie de faire 100m sur corde pour aller les chercher et nous convainquons Fred, dépité, de renoncer à remonter. Nous nous entassons donc dans la voiture restante pour rentrer à l’hôtel. De toute manière, personne n’ira chercher les clés au beau milieu de la paroi. Le nom que nous donnerons à cette voie sera un clin d’œil à cet oubli.

Au mental, plus qu’au physique !

Le lendemain, après un solide petit-déjeuner, nous repartons à la même heure. Pour finir de nous réveiller, nous attaquons la remontée sur corde en plein soleil, 30 minutes pour faire les 100m et reprendre la corde au passage. Nous récupérons de notre effort en sortant tout le matériel du sac, et nous regardons de nouveau la face devant nous. La nuit n’a pas rendu la paroi plus facile à grimper. Fred propose d’y aller lentement mais surement en progressant en artificiel (uniquement à l’aide du matériel qu’il pose) mais je lui réponds que c’est chacun son tour. Je m’équipe puis je m’élance dans une première petite fissure. Trois mètres au-dessus de la vire, je pose une première protection correcte, je remonte d’un petit mètre pour en poser une deuxième. J’aperçois un petit recoin pour glisser quelque chose, j’essaie une première taille, mais trop petite, une deuxième, trop grande. Finalement je reprends la petite et en la tournant d’une certaine façon j’arrive à la bloquer. Je me dis que celle-ci c’est pour le mental.

Je regarde au-dessus de moi et ne vois rien de protégeable. Je regarde vers la gauche en direction de la fissure principale et ne vois rien de très flagrant entre elle et moi pour protéger. Je regarde la vire sous moi et me dis que je n’ai pas le droit à la chute si je ne trouve rien à poser. J’avance donc doucement sur des prises un peu lisses avec des pieds en adhérence. Deux mètres plus loin, je trouve une lunule salvatrice (2 trous dans un rocher qui se rejoignent) dans laquelle je peux glisser une sangle pour me sécuriser. Je regarde encore sur ma gauche, j’y trouve des prises correctes mais rien pour y glisser du matériel.

Je commence à avoir mal aux pieds à force de porter mes chaussons d’escalade, et être en plein soleil n’arrange pas les choses. Mais il faut avancer, me plaindre ne va pas m’aider à trouver les prochaines prises, mais ça fait du bien au moral ! Après un petit repos, je repars en direction de la fissure. Je trouve de nouveau des prises, j’avance tant bien que mal, et j’arrive à poser deux nouvelles protections pas trop loin l’une de l’autre pour réaliser une zone de sécurité où je peux me pendre dans mon baudrier et souffler.

Au-dessus de moi, je vois 4m d’ascension qui ont l’air bien durs et une toute petite ouverture dans le rocher pour y glisser une protection. Je regarde le matériel accroché à mon baudrier, je trouve quelque chose qui pourrait se glisser dedans. Je repars sur la paroi et, à bout de bras, j’essaie d’atteindre la fissure. J’arrive à poser la protection, je tire un peu dessus pour la tester mais elle refuse de rester. Ce n’est pas la bonne taille ! Je redescends à nouveau à mon repos, je choisis la taille au-dessus. J’y retourne à nouveau à bout de bras, mais rien à faire, cette fois-ci c’est trop gros…. Je redescends au repos. Je demande alors à Fred de m’envoyer du matériel supplémentaire avec notre corde annexe. Une fois récupéré, je compare et j’arrive à trouver dans son matériel une taille intermédiaire. Je me dis que c’est ma dernière chance sinon je serais obligé d’engager la section d’escalade sans protection si l’on veut poursuivre, mais je n’en ai clairement pas envie… Je retourne à nouveau dans le mouvement, le coinceur se glisse bien gentiment dans la fissure et a l’air de résister lorsque je tire dessus.

Maintenant reste à réellement le tester en posant tout mon poids. Je pose donc un petit étrier dessus et préviens Fred que je teste mon point pour qu’il soit prêt à faire un assurage dynamique en cas de chute. Je mets timidement une partie de mon poids dessus, le coinceur bouge un petit peu mais sans plus, je charge un petit peu plus l’étrier et cette fois-ci on entend un clac sonore. Fred me dit à ce moment-là, « on a qu’à dire que le coinceur vient de se verrouiller ».  Rien de très rassurant !!! Mais je n’ai pas le choix, je me pends complètement dessus, et toujours en regardant le coinceur, je vois une légère fissure apparaitre sur le rocher à l’endroit de ma protection qui commence à grossir. Je ne bouge plus en attendant que ça se stabilise et en priant pour que ça ne fasse pas expulser le coinceur, et moi avec !

Après plusieurs minutes d’attente, je commence à me hisser le long de l’étrier. Plus rien ne bouge, c’est bon je suis tranquille. Juste au-dessus, j’ai la possibilité de remettre une protection. Je refais la même procédure, pose d’étrier, test du point, et cette fois-ci, rien de bouge. J’aperçois une section au-dessus de 5m d’escalade parsemée de fissures qui permet de rejoindre une très légère rampe dans un dièdre accueillant. Je repars donc dans la paroi. J’arrive sur une première fissure qui est remplie de terre donc inutilisable. Je me dirige vers la suivante qui forme également une écaille. Je la tape pour vérifier sa solidité, elle sonne creux, ce qui n’est pas bon signe (plus le son est clair, plus l’écaille est fragile). Mais là, je n’ai pas le choix, mon dernier point est distant de 4m et je ne vois pas de protection à placer sur les prochains mètres. Je pose donc mon coinceur en me disant que même s’il ne tient pas, il ralentira au moins ma chute. Une fois le point posé, j’engage vers le haut en direction du dièdre. Après quelques mètres, je me retrouve juste en dessous de la rampe, les pieds en écart pour être stable, et une main qui vient de rencontrer de la terre. A bout de bras, je commence à déblayer la terre qui se déverse sur moi, des petits cailloux dans tous les sens. Je ferme les yeux en continuant à nettoyer. La terre s’infiltre dans le teeshirt et le pantalon, un vrai bonheur ! J’arrive enfin à dégager une prise correcte. Je reprends l’ascension et là, je me retrouve face à un arbuste épais et agressif qui se fait un plaisir de me griffer pendant que je tente de m’extirper de la gorge. Puis plus de prises, je suis dans une sorte de cheminée et ne tiens que grâce à la friction et à la force que j’exerce sur les rochers qui m’entourent. Au-dessus de moi, les prochaines fissures dans lesquelles je peux possiblement poser des protections sont bien éloignées. Et sous moi, mon petit point sensé m’amortir en cas de chute est déjà bien loin. La marche en arrière n’est plus possible, il ne reste que la fuite en avant.

J’essaie de me bloquer entre deux rochers pour retrouver un peu de lucidité.  Je me rends compte que je suis passé à l’ombre et me demande combien de temps j’ai déjà passé dans la longueur. Le soir-même, j’apprendrai que je me suis débattu quasiment 4h pour avancer centimètre par centimètre dans cette longueur d’une quarantaine de mètres. Une fois le rythme cardiaque redescendu et la respiration plus calme, je repars de nouveau entre terre et rochers en faisant attention de ne pas partir avec la terre que je faisais tomber au fur et à mesure de ma progression. Mes pieds sont depuis un petit moment extrêmement douloureux. A force de volonté, j’arrive enfin dans un dièdre fissurer où je pose plusieurs bonnes protections. La zone n’est pas très confortable car je suis un peu pendu dans le vide. Mais comme je n’ai plus grand-chose en matériel, je renonce à poursuivre. J’installe le relais sur les protections, je me déleste de mes chaussons d’escalade pour le plus grand plaisir de mes pieds, puis je fais monter Fred et le matériel en même temps.

Durant son ascension, Fred en profite pour faire tomber les prises fragiles et déblayer les fissures, permettant ainsi de nouvelles possibilités pour poser les coinceurs. Peu avant d’arriver à ma hauteur, je lui propose de percer le rocher, pour la pose du relais officiel, au niveau d’une petite marche un peu décalée de la fissure principale, afin que le relais soit plus confortable que l’endroit où je me trouve. Une fois en place, je descends le rejoindre.

Bien viser et savoir esquiver

La longueur suivante est un dièdre/fissure qui correspond tout à fait au style d’escalade de Fred et semble confortable. Nous décidons d’un commun accord qu’il essaie de couvrir la plus grande distance possible. Pendant son ascension, j’en profite pour faire un état des lieux de mon corps.  Ma peau a changé de couleur, elle est devenue marron, plusieurs petits filets de sang au niveau de mes avant-bras, doigts et mollets ont fait leur apparition ; sûrement pendant que je me débattais dans la terre. Durant cette inspection j’ai comme un pressentiment et lève subitement la tête. J’ai alors tout juste le temps de me plaquer contre la paroi pour éviter de me prendre un beau rocher sur le crâne. Casque ou pas casque, je l’aurai senti passer celui-là. Je me recentre sur ce qui se passe au-dessus de moi. Je ne peux plus voir Fred à cause du relief mais, à la vue du rocher que je viens d’éviter, je comprends qu’il a dû s’extirper du dièdre pour chercher des protections à placer ou des prises à tenir. Soudain j’entends le son d’un piton que l’on plante, le piton est un peu le joker des protections. Ça doit donc faire un moment qu’il n’a pas pu mettre de coinceurs pour en placer un. Il me prévient alors qu’il va avancer dans du rocher instable et que je dois rester vigilant aux chutes de pierres. C’est effectivement le cas car je vois passer plusieurs rochers plus ou moins près de moi, dont un en particulier que j’entends arriver de loin puisqu’il fait des ricochets dans le dièdre, jusqu’à ce que le dernier ricochet le dirige dans ma direction. Je me plaque instinctivement contre la paroi pour l’éviter. Je suis ravi que l’on ait excentré un peu le relais de la zone principale d’escalade. Je prends alors conscience du peu de protection qu’a le grimpeur, protection située uniquement au niveau de la tête par le casque et rien ailleurs sur le corps.

Fred m’annonce alors qu’il est dans la même configuration que moi hier, des points pas très sûrs sur du rocher peu fiable, toujours un bonheur ! Il prend la décision de monter le sac de matériel en premier pour réaliser un relais spité. Une fois fait, je grimpe le rejoindre. J’en profite pour faire partir quelques beaux rochers qui font parfois jusqu’à la moitié de ma taille. Fred a dû se faire plaisir à avancer dans ce terrain modulable comme on l’appelle ! Juste avant d’arriver au relais, je découvre la présence d’un petit toit (avancée d’un joli mètre) bien horizontal. Fred y a posé de jolis coinceurs juste en dessous, puis a avancé à l’aveugle, sans savoir ce qu’il y avait au-dessus, du bel engagement encore ! Une fois au relais, je regarde l’heure, 16h30. Je suis dépité, une journée entière pour seulement deux longueurs. Pas faciles, certes, mais quand même…. A la vue de la corde tirée, nous avons grimpé approximativement entre 80 et 90m dans la journée.

Bilan et options

Fred n’étant pas très satisfait des points du relais qu’il a posé, en rajoute un troisième pour assurer le coup avant de ranger le matériel pour redescendre. Il propose de prendre un jour de repos demain, je ne rechigne pas, je suis rincé mentalement et physiquement, j’ai besoin de me ressourcer. Nous embarquons cette fois-ci toutes les cordes pour redescendre. Je fais la première descente avec le perforateur et des PULSES (ce sont des goujons qui ont la particularité de s’enfoncer dans les trous percés et de se verrouiller ou déverrouiller. On peut donc les récupérer), ce qui rend plus facile le fractionnement de la corde pour éviter qu’elle ne frotte sur la paroi. La première corde tirée, nous dépassons un peu le départ du rappel de la veille. Nous réalisons alors un relais temporaire pour fixer la deuxième corde de descente. Je pars en premier en réutilisant les pitons que Fred a laissé en place la veille. Arrivés en bas, nous sommes à nouveau accueillis par nos amis et familles qui ont suivi aujourd’hui encore notre progression. Cette fois-ci nous n’avons pas oublié les clés de voiture.
Le moment de la douche est un peu la révélation de la journée, se déshabiller et découvrir des cailloux même dans le caleçon, de voir l’eau complètement marron au sol et surtout de ressentir la douleur de l’eau et du savon sur les griffures. Finalement, plus que ce que j’ai vu sur la paroi.

Pendant le diner, nous faisons le bilan de la journée. Visuellement, nous n’avons parcouru que la moitié de la voie et nous ne savons pas par où la poursuivre. Trois options se présentent à nous :

  1. La première, au-dessus, la fissure part dans un toit, option inenvisageable.
  2. La deuxième, sur notre gauche, un joli bloc décollé qui se protège bien, mais impossible de savoir s’il est possible de revenir dans la fissure principale.
  3. La troisième, à droite, des pseudo reliefs, plus ou moins protégeables qui semblent rejoindre derrière la fissure.

A ce moment-là, j’ai le sentiment que pour réussir à concrétiser le projet, il va me falloir fournir à nouveau une charge d’effort énorme, surtout si je dois repartir dans des longueurs comme celle d’aujourd’hui, très exigeante mentalement et physiquement, difficilement protégeable, et qui demande une grande concentration sur le rocher. Le moral n’est pas au plus haut pour moi. Heureusement, demain je n’y retourne pas, sinon se serait encore plus dur mentalement.

La journée de repos fait du bien. Je me balade avec David dans la palmeraie de Tinghir, une des plus grande du Maroc. J’apprécie d’être au frais sous les palmiers, près de l’eau, et de déguster des dattes fraichement récoltées. Fred a préféré accompagner Lorraine dans une grande voie facile. Le soir, nous décidons de partir au petit jour, 7h, pour essayer de finir la voie.

Troisième jour dans la voie

A cette heure, la remontée sur corde se fait à l’ombre et grimper à la fraiche est plus agréable. 160 mètres linéaires en récupérant le matériel nous prend une petite heure. Nous arrivons donc bien chaud pour poursuivre notre ouverture de voie.

En arrivant en haut, nous prenons la décision de partir sur la face de gauche, celle avec le bloc décollé, et de « tricher » au besoin pour rejoindre la fissure en perforant des trous pour sécuriser la traversée. Le bloc décollé, haut d’une quinzaine de mètres, offre une superbe zone d’escalade et permet de poser des protections pour grimper en confiance. Enfin de la belle escalade dans du rocher stable ! Au sommet du bloc, je découvre une vieille corde entourant un bloc avec un vieux goujon de 6mm planté dans le rocher, et au-dessus de moi, partant sur la gauche, quelques vieux pitons.

Après concertation avec Fred, nous supposons que les grimpeurs qui ont laissé ce matériel ont dû partir d’une autre face et prendre un autre itinéraire que nous puisque nous n’avons vu sur notre trajet aucune autre trace de passage.

Ne voulant pas repartir dans la traversée en direction de la fissure pour éviter que ma corde ne fasse un angle droit, je décide de confectionner un relais pour pouvoir faire venir Fred et le sac. L’endroit est de plus parfait pour un relais, je peux m’asseoir pour assurer à l’abri du soleil.

Fred part dans une traversée de 7/8 mètres sur la droite qui n’est finalement pas aussi protégeable que nous l’avons cru depuis notre nouveau relais. La grimpe s’avère délicate. S’il chute, il vient s’encastrer dans la fissure en-dessous de moi. Il place quelques protections mais tout aussi peu fiables les unes que les autres étant donné la qualité du rocher et sa configuration. Il prend le temps de tester chaque prise jusqu’à rejoindre la fissure principale dans laquelle il place deux bons coinceurs. Il se pose alors un peu pour récupérer et j’en profite pour lui faire parvenir une partie des coinceurs qu’il n’avait pas pris avec lui pour éviter de se surcharger grâce à la corde annexe. Il m’annonce que la suite de l’ascension semble se faire au milieu de la végétation. Et effectivement, je vois régulièrement des branchages tomber au sol. Il avance bien. Le bout de la corde approche et j’informe Fred qu’il doit confectionner un relais sans trop tarder, ce qu’il fait. Pour moi la traversée est tout aussi délicate. En cas de chute, je ne risque rien de très grave physiquement mais émotionnellement, cela aurait un réel impact. Sans parler de la remontée sur corde qu’il me faudrait faire car je serai suspendu en plein vide. Heureusement, tout se passe bien et je rejoins Fred au relais. Le relais est décalé de la ligne principale mais aligné avec l’avant dernier relais pour pouvoir tirer un rappel dans l’axe.

Je regarde la prochaine longueur, c’est à nouveau une belle fissure dièdre. Je pars motivé. La fissure n’est finalement pas si facile que ça à grimper mais ça reste de la belle escalade sur du rocher stable et facilement protégeable. La suite s’annonce à nouveau périlleuse, une succession de morceaux de rocher empilés les uns sur les autres et le peu de rochers stables ne permettent pas la pose de protections. L’escalade étant moins dure, j’avance. Perché sur un petit promontoire, j’en aperçois un autre sur ma gauche qui me permettrai de poursuivre vers le haut. J’essaie de l’atteindre mais la première prise touchée casse. Le problème, c’est que ma dernière protection est 10 m sous moi. J’essaie de faire tomber le maximum de prises puisque Fred n’est pas dans mon axe, puis je commence la traversée tout en douceur. L’astuce est qu’il ne faut pas tirer sur les prises mais au contraire les pousser dans le bon axe pour qu’elles restent accrochées. Encore un coup dur pour la jauge d’énergie et de mental. Mais j’arrive à effectuer cette traversée assez sereinement …
J’aperçois alors le sommet de la voie quelques mètres au-dessus de moi et annonce la bonne nouvelle à Fred. Je suis soulagé d’en avoir fini. J’installe un relais sur coinceur puis je fais monter Fred.

Théo & Fred au sommet

Le graal

En haut, nous savourons la réussite de notre projet, le plaisir d’avoir fait notre première ouverture de grande voie ensemble, et en plus, en partant du sol ! Et pour moi, l’accomplissement d’un projet qui remontait à plusieurs années. Nous profitons de la vue quelques instants puis posons le dernier relais. Le soleil baissant, nous commençons à ranger notre matériel pour éviter de redescendre dans le noir. Nous chargeons les sacs à dos du matériel dont n’avons pas besoin pour alléger nos baudriers, puis nous attaquons la descente en rappel tout en nettoyant un peu mieux les longueurs et en rajoutant quelques protections.

Arrivés au pied de la paroi, David et Fred nous attendent pour nous aider à tout redescendre à la voiture et fêtons le soir même la réussite de ce beau projet autour d’un petit verre de rhum, tout en commençant à réfléchir à un futur projet !

A lire

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Ou comment partir de la mer pour défier l’altitude

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Escalade au Toghra – Récit de stage N°3

Après un an d’attente et de multiple reports de date, nous voici enfin arrivés dans les gorges du Toghra, nos stagiaires étant impatients de partir à leur découverte. Ces gorges sont situées dans l’Atlas marocain, au Nord-Est de Ouarzazate, secteur phare de l’escalade dans les années 70/80 où des grimpeurs du monde entier venaient performer dans ce lieu magnifique.

Ce site a continué à se développer grâce aux nombreux grimpeurs étrangers qui sont venus équiper et rééquiper les voies (couenne) et les grandes voies, éditer des topos.
Il existe des centaines de voies de tous les niveaux, du 4ème au 8ème degré, chacun peut donc y trouver son plaisir. Malheureusement depuis quelques années ces gorges sont beaucoup moins fréquentées par les grimpeurs, les sites à la mode sont ailleurs, le site est un peu tombé dans l’oubli. Pourtant cet endroit regorge d’un potentiel d’ouverture énorme en matière d’escalade, car seuls 10 à 20 pourcents des falaises sont équipées.

Mais revenons à notre stage, et comme à chaque fois je laisse les stagiaires vous relater leur vécu de ces six jours de grimpe et de découverte de la culture berbère.

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