30h sans dormir, là où le mental prend le pas sur le physique
Lorsque Fred m’appelle pour me proposer une ascension du Chardonnet comme première expérience en alpinisme, je ne peux que dire oui. L’idée de base était de partir le samedi, direction le refuge Albert 1er pour y dormir, et attaquer l’approche du Chardonnet dans la nuit de samedi à dimanche. L’objectif était de tenter l’ascension de la Goulotte Aureille – Freuten .
Sorti du travail samedi midi, je pars à Annecy rejoindre Fred. Nous chargeons la voiture et nous voilà partis pour Chamonix. Sur le trajet il m’explique la différence de progression entre le rocher et la glace, ainsi que le fonctionnement des broches à glace qui permettent de mettre en place une protection amovible dans la glace. Une fois arrivés, changement de tenue, nous revêtons uniquement nos sous-couches pour la montée bien raide qui nous attend.
Partager, mais rester rapide
Lors de la montée, nous croisons plusieurs personnes qui redescendent du refuge, ils nous racontent les itinéraires qu’ils ont réalisés dans la journée et les conditions. Cela fait parti de la mentalité de la montagne, partager son aventure et conseiller les suivants. Durant la montée, nous apprenons que plusieurs couloirs sont en condition, et que quelques personnes se sont dirigés vers notre itinéraire pour tenter de faire la goulotte.
Nous doublons plusieurs personnes ce qui nous permet de récupérer les deux dernières couchettes du refuge d’hiver. Pour rappel, durant l’hiver, la majorité des refuges ne sont pas gardés, donc fermés. Seule une petite bâtisse composée d’une pièce de vie et de deux pièces dortoir avec couvertures et matelas à disposition est ouvert. Je vous laisse donc imaginer que, lors de courses d’alpinisme, être rapide permet aussi de pouvoir dormir sur un matelas, et non au sol !
Nous profitons d’un magnifique coucher de soleil en préparant le repas du soir. À notre table, nous avons un duo venu de Strasbourg pour le weekend qui a pour projet d’effectuer l’aiguille du tour, une classique dans le coin qui consiste à une traversée d’arête. Pour l’un d’entre eux, cette course est l’occasion de s’initier à l’alpinisme, tout comme moi. 19h, l’heure d’aller se coucher car le réveil est prévu pour 2h30 du matin. Nous sommes une douzaine à dormir dans le dortoir. Entre les bruits de duvets froissés, de ronflements, la lumière de frontale allumée, autant dire que si vous n’avez pas de bons bouchons d’oreille ou un sommeil lourd, la nuit peut être très longue. Ce fut le cas pour moi, impossible de m’endormir, peu importe la façon de me placer dans le duvet. Est-ce l’altitude, la chaleur de la pièce, le bruits des autres, aucune idée.
Au clair de lune
2h30, Fred vient me signaler que c’est l’heure, nous prenons un bon petit-déjeuner pour emmagasiner des forces. 3h, nous quittons le refuge en direction du glacier. Arrivés à son niveau, nous enfilons nos crampons, nous encordons, prenons notre piolet, quelques broches à glace, casque sur la tête, et nous voici partis pour le Chardonnet.
Nous avons de la chance, le ciel est complètement dégagé et une superbe pleine lune éclaire la couche de neige fraîchement posée et la glace. Le paysage est splendide. La luminosité est telle que la frontale est inutile. Les seuls bruits que nous entendons sont le vent soufflant doucement sur le glacier transportant quelques pellicules de neige, et le son des crampons s’enfonçant dans celle-ci.
2h30 plus tard, nous arrivons presque au début de la course, il ne nous reste qu’une dernière pente de neige à gravir. Nous décidons de faire une petite pause pour récupérer le reste du matériel d’ascension encore dans nos sacs : une deuxième corde, des coinceurs pour les parties rocheuses, le reste des broches à glace et notre deuxième piolet.
La morsure du froid
Fred s’élance dans la pente, commence alors une longue ascension. À la fin de cette première longueur et lorsqu’il part pour la deuxième longueur, je commence à ressentir une vive douleur au niveau d’un pied, le froid ne m’épargne pas et l’onglée non plus. J’en ai presque la larme à l’œil. Et voici maintenant qu’une forte douleur se fait ressentir également au niveau de mon autre pied. Vive les joies de l’alpinisme…. Une fois passée, j’essaie de garder mes pieds actifs puis je pars rejoindre mon binôme en haut de cette deuxième longueur.
Cette deuxième longueur présente une alternance de roche et de glace. Pour moi c’est aussi une première d’utiliser des crampons sur du rocher. La pose de pieds doit être précise afin de placer les pointes au bon endroit et la poussée doit s’effectuer dans le bon axe, de même pour les piolets. A la fin de cette longueur, j’ai droit à l’onglée au niveau des deux mains, comme si les pieds ne suffisaient pas ! Tenir les piolets en étant proche de la glace a favorisé le phénomène . Je reste recroquevillé quelques minutes au relais en me demandant ce que je fais là, le temps que la douleur décide de s’en aller et que mes mains se réchauffent. Sur les conseils de Fred, j’avais placé une deuxième paire de gants proche du corps, je les enfile donc pour m’aider à garder les mains au chaud et nous poursuivons l’ascension.
A bout de souffle
Le soleil commence enfin à apparaître dans le ciel donnant une lumière et des couleurs magnifiques à ce beau décor montagneux qui nous entoure. Les longueurs s’enchainent jusqu’à une bifurcation. Fred me propose deux options, soit poursuivre dans le projet du jour dans la glace et mettre un peu plus de temps, soit prendre une autre option en mixte qui nous permettrait de sortir un peu plus vite. La mauvaise expérience des onglées et la fatigue qui commence à arriver doucement nous font pencher la balance vers la 2ème option.
Nous effectuons une belle montée dans un mur raide en glace (degré 4), marqué encore par les traces de passage des personnes les jours précédents, ce qui facilite notre ascension. Après deux longueurs, Fred est pris d’un souffle court. Malgré une pause, il n’arrive pas à reprendre correctement sa respiration. Je lui propose de leader la prochaine longueur mais il décide de s’élancer, sa progression est beaucoup plus lente, marquée de nombreux arrêts, mais il arrive au bout.
D’un commun d’accord je prends la suite jusqu’à ce qu’il se sente mieux. Apercevant un sommet je tire une belle longueur de 60m pensant enfin arriver au bout de cette ascension et attaquer la redescente. Quelle n’est pas ma déception lorsque, une fois arrivé en haut, se dresse devant moi une autre pente de glace. J’ai le sentiment de revivre l’approche du matin avec ses montées où on ne voit jamais la fin. Lorsque Fred me rejoint, il est de nouveau opérationnel, il reprend la suite de la course. Après deux longueurs, nous atteignons enfin le sommet. Il est 16h et il nous reste encore la redescente, la marche de retour du glacier jusqu’au refuge et du refuge jusqu’à la voiture. L’idée du retour est à elle seule épuisante.
La dure réalité de Sysiphe – Σίσυφος
A partir du sommet, nous longeons les arêtes jusqu’à arriver à une pente de neige qui donne accès aux rappels. Nous nous engageons dans la pente de neige en suivant des traces. Malheureusement, au bout d’une centaine de mètres, plus de traces, et en dessous de nous se dessinent des profils très déversant en neige et glace. Après un moment à chercher d’autres traces, un moyen de descendre, la décision est prise de remonter et de poursuivre encore sur l’arête. Pour moi, la fatigue et la lassitude prennent le dessus et avec les encouragements de Fred, je suis machinalement de nouvelles traces dans une autre pente de neige.
Nous arrivons enfin au premier rappel, la nuit arrive, je le laisse s’occuper de préparer la corde. J’essaie de manger un peu et de fermer les yeux afin de me concentrer pour la descente. Nous enchainons une succession de rappel en suivant les instructions du topo jusqu’au moment où nous remarquons que nous faisons plus de rappels qu’annoncé. Le chemin du glacier étant en dessous, nous poursuivons jusqu’à ce que nous nous retrouvons encerclés de crevasses. La situation devient critique. La neige commence à tomber doucement et la brume monte. L’ambiance pourrait être agréable dans une toute autre configuration, installé confortablement dans un chalet, bien au chaud derrière une fenêtre, à observer le paysage… Mais avec la fatigue, le manque de sommeil et de nourriture, l’envie de tout arrêter vient toquer aux portes de l’esprit .
L’appel à un ami
Nous décidons d’appeler le PGHM qui nous indique, grâce au GPS, comment trouver une pente de neige bien raide qui nous permet d’esquiver la crevasse. Nous descendons en corde tendue, je suis au dessus de Fred. Tomber n’est pas une option, concentration et vigilance sont de mise. S’il chute, je peux le retenir mais si c’est moi qui chute, c’est la descente sans fin qui m’attend jusqu’à ce que la longueur de corde s’épuise. Heureusement, tout se passe bien. Nous arrivons au pied de la pente et après un peu de marche nous quittons les grosses crevasses. Nous faisons une pause ravitaillement avant de commencer les 5h de marche qui nous attendent pour rejoindre la voiture.
Le repas est frugale, saucissons, pain, fromage, mais c’est un vrai plaisir. Nous prenons notre temp. Le timing n’importe plus, l’estimation initialement prévue est largement dépassée, personne ne nous attend, à quoi bon se presser. Fred me demande mon avis sur cette fin de première partie de course, je le regarde et lui dis » qu’est-ce que c’est long », il rit. La sensation de froid commence à revenir, nous nous remettons donc en route, Fred en leader, moi derrière, la corde toujours entre nous.
Durant la marche jusqu’au refuge, chacun est perdu dans ses pensées, chacun rêvant d’un bon plat ou d’une bonne boisson chaude. Je repense au déroulé de la journée et prend conscience que l’alpinisme est un sport d’endurance autant physique que mentale. Il exige une concentration constante pour ne pas se faire piéger dans l’itinéraire, ne pas commettre d’erreur, tout en gardant un rythme régulier avec les contraintes horaires et le froid.
L’automate
Perdu dans mes pensées, j’avance de manière automatique, machinalement. Fred m’annonce régulièrement les crevasses afin de faire attention, ce qui me ramène à la réalité, à regarder le paysage de manière plus attentive, et revoir ce chemin effectué le matin même. Cette fois-ci l’ambiance est différente, les nuages masquent la lune, la neige continue de tomber calmement bercée par la brise, les butes de neige continuent à se succéder, on devine où se situe le refuge sans pour autant avoir la sensation de s’en rapprocher.
Deux heures et demie plus tard, nous atteignons enfin le refuge, ce qui signifie la moitié du chemin effectué. Nous retirons les crampons, récupérons les affaires que nous avions laissés, et refaisons nos sacs. Après avoir effectué une petite pause au chaud d’une dizaine de minutes pour soulager les jambes, nous repartons avec l’espoir d’en finir rapidement.
Mais j’avais oublié que la pente était si longue. Le sol est de nouveau gelé donnant une sensation de patinoire. Tous les appuis sont fragiles. Il faut faire attention, ce qui ralentit notre progression. Nos jambes sont de plus en plus lourdes , nos pieds sont gonflés dans les chaussures. Nous mettons 3h pour rejoindre la voiture. L’arrivée à la voiture est une véritable délivrance. Pouvoir retirer les chaussures, enfiler des vêtements plus confortables qui ne compriment pas les membres et s’asseoir dans la voiture est un réel plaisir. Mais surtout, se dire que c’est enfin fini.
J’ai demandé à Fred quel plaisir il tirait de l’alpinisme, il m’a répondu qu’en plus de quitter son métier de bureau, l’alpinisme lui permettait de repousser ses limites, et ses souffrance lui permettaient de se sentir vivant.
Photos : Theo Brigaud & Fred Chapron